J'ai plus aujourd'hui l'intuition que la certitude que les facteurs qui déterminent l'ordre des mots sont communs à toutes les langues indo-européennes.
Si cela est, l'examen d'un corpus d'inscriptions gauloises peut fournir un premier test.
Plus spécifiquement, les positions thématiques et rhématiques dégagées pour le latin donnent-elles une interprétation discursive cohérente des quelques phrases laborieusement et amoureusement déchiffrées par des générations de linguistes celtisants ?

Les dédicaces autour du verbe IEVRV ('offrir') composent une bonne partie du corpus. [1]
(L-3) RATIN BRIVATIOM FRONTV. TARBEISONIOS IEVRV
Le 'ratis' des habitants de Briva Frontu (fils de) Tarbeisu a offert
'C'est Frontu, le fils de Tarbeisu, qui a offert le (rempart / gué ?) des habitants du (Vieux Poitiers)'

Le nom de l'évergète est en position rhématique immédiatement à gauche du verbe. L'objet offert, le ratis, en position initiale de phrase nucléaire, est thématique: il pouvait peut-être être visible du lieu de l'inscription, ce qui s'assimilerait discursivement à une mention antérieure. [2]

(L4) ELVONTIV IEVRV . ANEVNO OCLICNO . LVGVRIX ANEVNICNO
à Eluontios ont offert Aneunos (fils d') Oclos Lugurix (fils de) Aneunos
'C'est A. fils d'O. et L. fils d'A. qui l'ont offert au dieu Eluontios'

Les donateurs sont en position post-verbale fortement rhématique. L'objet, fortement thématique, n'est même pas mentionné. Le nom du récipiendaire, le dieu Eluontios, est pré-verbal mais thématique en raison de la présence du sujet post-verbal qui, lui, est fortement rhématique. J'imagine que les circonstances de la gravure, ou sa situation, rendait le nom du dieu relativement prévisible, donc thématique.

(L-12) ARESEQVANI ARIIOS IOVRVS LUCIIO NERTECOMA
du district 'Source-de-la-Seine' le chef a offert ce? Lucio fils de Nertecoma(ros)
'C'est L. fils de N. le chef du district 'Source-Seine' qui l'a offert'

Le titre ARESEQVANI ARIIOS et LUCIIO NERTECOMA, le nom du donateur, forment une hyperbate autour du verbe IOVRV, configuration à la fois parfaitement compatible avec une interprétation rhématique et fréquente en latin comme il ressort des billets précédents.[3] Pour le -S qui suit le verbe, P.Y. Lambert suggère une particule de phrase. Je propose, avec les précautions d'usage, une forme atone du démonstratif *so comme objet cliticisé du verbe.

Ces trois premiers exemples suggèrent que le nom du donateur est (fortement) rhématique, à l'inverse de l'objet offert et du destinataire, qui sont thématiques. L'exemple suivant est apparemment un contre-exemple manifeste.

(L-9) ICCAVOS . OPPIANICNOS. IEVRV . BRIGINDONI CANTALON
Iccauos (fils d') Eppianos a offert à Brigindona (ce) 'cantalon'
'C'est I. fils d'E. qui a offert ce (monument circulaire / pilier ?) à B.

Il y a très clairement deux arguments du verbe en position post-verbale, BRIGINDONI, le datif du récipiendaire et CANTALON, l'objet offert à l'accusatif. Le donateur, au nominatif, est en position préverbale. Ces positions impliquent à première vue que le donateur est thématique, alors que l'objet et le destinataire sont eux fortement rhématiques, en totale contradiction avec les valeurs discursives que nous avons repérées jusqu'ici.
Je vais plaider que l'ordre que nous venons de décrire est une illusion. Cet exemple illustre en fait une phrase nucléaire à verbe initial, configuration bien connue dans les langues indo-européennes.[4] Le sémantisme relativement 'faible' du verbe, et surtout son caractère prévisible dans une inscription votive, est un argument supplémentaire en faveur de cette solution où le verbe est en position thématique.
Le donateur est alors à construire en position rhématique forte, devant la phrase nucléaire qui débute par le verbe. Les deux arguments post-verbaux sont de ce fait thématiques, conformément aux valeurs discursives que nous avons rencontrées jusqu'ici.
Cette phrase équivaudrait donc discursivement aux deux suivantes, selon que le syntagme rhématique sujet précède ou suit le verbe:
BRIGINDONI CANTALON ICCAVOS OPPIANICNOS IEVRV
BRIGINDONI CANTALON IEVRV ICCAVOS OPPIANICNOS

Nous proposons de construire de manière parallèle les exemples suivants:
(L-7) SACER PEROCO IEVRV DVORICO
Sacer du Périgord? a offert (ce) portique
'C'est Sacer, du Périgord, qui a offert ce portique'

Le donateur est en position rhématique forte, devant la phrase nucléaire débutant par le verbe, et l'objet DVORICO est en position thématique. [5]

(L-13) MARTIALIS . DANNOTALI IEVRV . VCVETE . SOSIN CELICNON ...
Martialis de Dannotalus a offert à Ucuetis ce bâtiment
C'est M. fils de D. qui a offert à U. ce bâtiment.'
Dans la première partie de la belle inscription illustrée en tête de ce billet, l'ordre des mots n'appelle aucune remarque supplémentaire.
La seconde partie mérite en revanche une analyse.
...ETIC GOBEDBI . DUGIIONTIIO VCUETIN IN ALISIA
et avec les forgerons Ucuetis honorent.qui à Alisia
'et cela avec les forgerons qui hororent Ucuetis à Alise(-Sainte-Reine).

La parallélisme formel introduit par ETIC dans lequel P.Y. Lambert reconnait deux coordinations [6] suggère de considérer l'instrumental-sociatif GOBEDBI comme placé en position rhématique devant la relative. Il serait donc coordonné, avec la même force discursive, au nominatif du donateur MARTIALIS, ce qui convient bien pour le sens global de l'énoncé: 'C'est Martialis, avec les forgerons, qui a offert...', équivalent à 'C'est Martialis et les forgerons qui ont offert...'. La proposition relative sera elle aussi formellement parallèle à la principale si l'on suppose qu'elle débute par le verbe. Les deux derniers syntagmes, le destinataire à l'accusatif VCUETIN et le circonstant prépositionnel IN ALISIA seront donc thématiques. [7] Les valeurs discursives des arguments sont donc les mêmes que dans les exemples précédents.

Pour les principales dédicaces en IEVRV, nous obtenons donc les résultats suivants:

  • Le donateur est dans tous les cas rhématique
  • L'objet donné et le récipiendiare sont dans tous les cas thématiques.
  • Il est nécessaire de poser des phrases nucléaires à verbe initial pour rendre compte des valeurs discursives des arguments
  • Par rapport au latin, aucune hypothèse structurale supplémentaire n'est nécessaire pour rendre compte de la valeur discursive de l'ordre des mots. [8]
  • La grande variété dans l'ordre des fonctions syntaxiques s'oppose de manière frappante à l'unicité des valeurs discursives.


La place nous manque pour reprendre le détail des remarques de P.Y. Lambert sur l'ordre des mots[9] dont beaucoup sont pertinentes.
Quelques remarques avant de clore ce billet.
On ne s'étonnera pas de l'hyperbate au sein d'un syntagme nominal entre la position immédiatement pré- et post-verbale, qui sont discursivement de même force:
(1 p. 141) neđđamon delgu linda
des plus proches je contiens la boisson
'Je contiens la boisson des suivants'

L'objet semble précéder ou suivre le verbe à l'impératif, précédé d'un vocatif en apposition, mais il s'agit peut-être dans le second cas d'une illusion:
(2 p. 125) NATA VIMPI CVRMI DA
fille belle, cervoise donne(-moi)

L'objet, rhématique, précède le verbe à l'impératif, qui est en position finale dans la phrase nucléaire. [10]
(1 p. 125) MONI GNATHA GABI BVDDVTTON IMON
'Ma fille, prends mon petit ?'

Même si l'interprétation des deux derniers mots n'est pas assurée, la structure vocatif - impératif est claire. On peut construire l'objet BVDDVTTON IMON en position rhématique post-verbale, ou, s'il s'agit d'une phrase nucléaire à verbe initial, en position rhématique pré-verbale, comme dans l'exemple précédent, avant le déplacement du verbe vers la position initiale.

L'invocation initiale de la grande tablette de Chamalières possède une structure complexe, peut-être bi-rhématique:
(p. 154) andedíon uediíumí diíiuion ri(s-)sunartiu mapon(on) aruetiíatin
d'en bas j'invoque de les dieux par la force (le dieu) Maponos (arueriiatis?)
'J'invoque Maponos Ar. par la force des dieux d'en-bas'

Le théonyme est sans doute en finale de phrase nucléaire à verbe initial, donc rhématique. Mais l'hyperbate du syntagme prépositionnel andedíon...diíiuion ri<s>.sunartiu 'par la force des dieux d'en-bas' pourrait signaler que ce groupe doit être interprété comme étant en position rhématique forte devant la phrase nucléaire: c'est l'esprit, mais pas la lettre, d'exemples latins vus dans les billets précédents. Il pourrait donc s'agir d'une structure bi-rhématique, ce qui s'accorde bien avec le sens: 'Par la force des dieux d'en-bas ! j'invoque Maponos Ar.'

Ces analyses ne font sans doute guère d'effleurer la complexité des faits. Mais je trouve ces premiers résultats encourageants...

A suivre...

Notes

[1] Les arguments syntaxiques liés au sémantisme du verbe rendent possibles les mentions de l'auteur du don, de l'objet offert et du récipiendaire.

[2] Une position rhématique détachée devant la phrase nucléaire paraît de ce fait bien moins probable. On interprétera de la même manière la courte inscription (L-11)
ANDECAMVLOS. TOVTISSICNOS IEVRV
Andecamulos fils de Toutissos (l') a offert.
'C'est A. fils de T. qui l'a offert'.
Le donateur au nominatif est en position rhématique devant le verbe; ni l'objet ni le destinataire, thématiques, ne sont présents.

[3] Nous avons retenu la nouvelle interprétation de P.Y. Lambert. L'ancienne, 'Les riverains de Seine (et) Ariios ont offert (l'effigie de) Lucios fils de N.' n'est pas impossible discursivement : Nominatif rhématique détaché devant une phrase nucléaire à verbe initial, accusatif post-verbal thématique. Nous en verrons plusieurs exemples plus loin.

[4] Déjà mentionnée dans les précédents billets, cette configuration fera l'objet d'un tout prochain billet. On sait bien sûr que c'est l'ordre de base du vieil-irlandais.

[5] Les énoncés correspondants à verbe final seraient
DVORICO SACER PEROCO IEVRV
ou
DVORICO IEVRV SACER PEROCO .

[6] ETI, à l'impeccable pedigree indo-européen (cf. latin et), tout comme -C = *k(we) (cf l'enclique latin _que ('et').

[7] En supprimant la structure relative, cet énoncé équivaudrait discursivement à
VCUETIN IN ALISIA *GOBEDES DUGIIONTI
Les forgerons honorent Ucuetis à Alisia
avec *GOBEDES (nominatif pluriel) rhématique immédiatement devant le verbe en position finale, et les deux autre syntagmes thématiques.

[8] La conséquence malheureuse est que l'hypothèse d'un calque de structures latines ne peut pas être totalement rejetée. Je crois en revanche que le bilinguisme gaulois / latin a pu se développer rapidement et sans obstacle en Gaule en raison de la proximité morphologique et syntaxique des deux langues.

[9] La Langue Gauloise p. 70-2, 103-104, et passim.

[10] Le verbe DA est peut-être une forme latine.