Dans une conférence récente, l'éminent spécialiste des langues anatoliennes qu'est Graig Melchert a présenté un résumé très dense des ordres syntaxiques marqués en hittite. [1]
L'ordre des mots non marqué est certainement SOV[2] en hittite, langue ne qui pratique guère l'hyperbate. Il n'y a pratiquement pas d'exemples où un argument (ou une partie d'argument en hyperbate)[3] suit le verbe.[4]
Les ordres marqués font principalement appel à la périphérie gauche de l'énoncé.[5]
Nous extrayons deux énoncés qui montrent sans ambiguïté la présence d'un élément précédant la phrase nucléaire. En effet, la plupart des énoncés hittites [6] commencent par une conjonction (CONJ) [7], dont la plus fréquente est nu. [8] La frontière gauche de la phrase nucléaire est donc bien mieux définie qu'en latin. [9] Si on observe un syntagme devant la conjonction, il est clair qu'il est à gauche de la phrase nucléaire. Ce syntagme peut être sujet, objet direct ou indirect.

Ḫuidudduwalliš n=an URUŠallašna ašašer
Ḫuidudduwalli CONJ=le en Šallašna installer.3PLU.PAST (HKM 113 Vo 14-15) [10]
Ḫuidudduwalli, ils l'ont installé en Šallašna.

5 ŠEŠ.MEŠ=ŠU nu=šmaš E.MEŠ taggašta (KBo 3.1 ii 13; Edit de Télipinu)
5 frères=ses CONJ=pour eux maisons faire.3SG.PAST
Ses cinq frères, il leur construisit des maisons

Melchert analyse ces énoncés comme des dislocations à gauche à reprise pronominale dans la phrase nucléaire commençant par la conjonction. Il attribue à l'élément détaché à gauche de la phrase nucléaire une valeur de topicalisation, qui équivaut dans notre analyse à une rhématisation.

Cette analyse est confirmée par les exemples où l'élément détaché est suivi de la particule enclitique focalisante ma:
GIŠḫarpa=ma 1-anta LUGAL-aš GIR-ši kitta ...
De l'empilement de bois, une partie se trouve au pied du roi... [11]

La position rhématique devant la phrase nucléaire n'est donc pas une innovation du latin. C'est au contraire une caractéristique héritée de son passé indo-européen.

A suivre...

Notes

[1] H. Graig Melchert, ''Syntax and Prosody in Hittite Word Order'', Language Variation & Change Workshop, U. of Chicago, 15-1-2010.

[2] Sujet - Objet - Verbe.

[3] Un argument est un constituant obligatoire dicté par la nature du verbe: sujet, complément direct ou indirect.

[4] Nous consacrerons un prochain billet à la périphérie droite de l'énoncé.

[5] Nous donnerons des exemples de verbe à l'initiale de la phrase nucléaire dans un prochain billet.

[6] Sauf le tout premier énoncé d'un texte.

[7] Qui est une forme accentuée.

[8] C'est la conjonction de coordination 'et', qu'on ignore généralement en traduction. La forme est nu devant consonne, n- par apocope devant voyelle.

[9] D'après les travaux récents de Brian Agbayani & Chris Golston Second-position is first-position - Wackernagel’s Law and the role of clausal conjunction, Diachronica, à paraître, la frontière est juste après la conjonction, qui occupe donc la toute première position devant la phrase nucléaire.

[10] On note que le nom propre est au nominatif, alors qu'il est repris par an ('le'), la forme accusative (objet) du pronom anaphorique résomptif (= reprenant le nom propre Ḫuidudduwalli dans la phrase nucléaire). Il ne s'agit pas selon moi, contra Malchert, d'un cas de 'clitic doubling' comme en espagnol, mais de la structure classique du français: Pierre, je le vois très souvent. Mais la valeur de 'Pierre' en français est thématique, et non pas rhématique, comme le serait son équivalent hittite.

[11] (KBo XVII 3 IV 25-26) Cité p. 39 in A. Garret Relative Clause in Lycian and Hittite, Die Sprache, 36, pp. 29-69,1994; traduction d'après le Hittite Etymological Dictionary de Jan Puhvel p. 181. Il n'existe pas de pronom anaphorique pour le rapport partitif ('un parmi...') entre ḫarpa et 1-anta. ḫarpa est un collectif au nominatif/accusatif pluriel neutre, cf. neutre pluriel latin en -a du type templa.