Il n'y a guère que 5 inscriptions utilisables entre le VIIe et le Ve siècle. [1]
Le bol du Garigliano, publié récemment et daté de la fin du VIe ou du début du Ve siècle, se caractérise par une première proposition à copule initiale sans sujet ni attribut et par une seconde à verbe initial à impératif, ce qui ne nous apporte pas d'informations utilisables.[2]

L'urne de Tita Vendia est datée du VIIe siècle. L'inscription est illustrée au bas de ce billet.
(1) eco urna titas vendias / mamar[cos m]ed vhe[ced
ego urna Titae Vendiae. Mamarcus me fecit [3]
'Je suis l'urne de Tita Vendia. Mamarcus m'a fait.'
A première vue, l'ordre de la seconde proposition est totalement contraire à nos hypothèses: le pronom med, totalement thématique semble en position rhématique pré-verbale; il est précédé du nom propre rhématique Mamarcus, apparemment en position thématique. [4] On peut néanmoins suggèrer que le nom propre est en position marquée, potentiellement rhématique, devant la phrase nucléaire incomplète med vhe[ced. Les valeurs discursives sont alors cohérentes. [5]

L'interprétation de l'inscription des vases de Duenos (CIL I2 4, VIe) est particulièrement difficile. La proposition subordonnée de la première ligne s'interprète mal comme jussive[6] négative à verbe subjonctif final, mais mieux comme une hypothétique[7]
(2) iouesat deiuos qoi med mitat [nei ted endo cosmis virco sied]
iurat per deos qui me mittit ne in te comis uirgo sit
'Celui qui me donne(?) jure par les dieux que si une/la? fille n'est pas douce avec toi'
On remarque que le sujet virco (classique virgo, 'vierge') s'intercale entre l'attribut cosmis (classique comis, 'courtoise'). Il se trouve donc en position marquée immédiatement pré-verbale.
La première proposition de la troisième ligne[8] montre l'ordre SOV avec O pronominal que nous avons déjà rencontré en (1).
(3) duenos med feced en manomeinom duenoi ne med malos tatod
'Duenos / Un homme de qualité ? m'a fait pour un homme de qualité en ???. Qu'aucun méchant ne me vole.'
On supposera que duenos (classique bonus ('bon')) est ici aussi en position initiale devant la phrase nucléaire. La position post-verbale est occupée par deux syntagmes, dont le second, le destinataire duenoi ('pour un homme bon') s'interprète bien comme terme marqué. [9] Si cette analyse est correcte, cette phrase fournit à la fois un exemple de position rhématique devant la phrase nucléaire et un exemple d'une double position rhématique post-verbale.
La seconde proposition est une impérative (future ?) négative dont le sujet malos (classique malus ('mauvais') est immédiatement pré-verbal, précédé du pronom med (classique me ('me') thématique.[10]

L'inscription suivante (CIL I2 2658, VIe) pose moins de problèmes.
(4) hoi med mitat kauios [...]monios qetios d[o]nom pro fileod
hic me mittit Gaius monius Cetius donum pro filio
‘Gaius [...]monius Cetius me place? ici (comme) don pour son fils
Le nom propre sujet, l'auteur de la dédicace et du don, est en position forte post-verbale. Cela conforte les hypothèses que nous venons de faire sur la rhématicité des deux sujets en position initiale. Nous analysons le syntagme objet donom pro fileod comme étant postposé à la phrase nucléaire, et non comme son dernier élément: ce syntagme serait donc apposé à me, l'objet au sein de la phrase nucléaire. Il s'agirait du premier exemple que nous rencontrons d'une position exépégétique [11] en latin. Ce type de syntagme post-verbal semble rarement employé en latin classique, mais il est bien connu en sanskrit védique par exemple.[12]

La dernière inscription, la Pierre de Satricanus, illustrée en tête de ce billet, (CIL I2 2832a, VI-Ve) est malheureusement mutilée. Le début du premier mot manque, et la valeur du suffixe restant n'est donc pas assurée.
(5) ]iei steterai popliosio ualesiosio suodales mamartei
]ii steterunt Publii Valerii sodales Marti
'Les compagnons de Publius Valerius (m') ont érigé en l'honneur de Mars dans ??'
Cette traduction suppose un locatif initial, à valeur thématique. [13] Quoi qu'il en soit, le verbe est suivi de deux syntagmes rhématiques.[14] On notera que les évergètes suodales ('camarades') ne sont pas ici en position finale, place réservée ici au dédicataire divin mamartei ('Mars'): une interpétation comme marque de respect ne paraît pas illégitime. [15]

En raison de la faible ampleur du corpus, les conclusions doivent être tirées avec prudence:

  • Dans les deux cas où l'on observe l'ordre S O_pronominal Verbe, il faut faire l'hypothèse que l'agent au nominatif est en position pré-nucléaire pour sauver l'interprétation discursive rhématique.
  • L'agent ou le dédicant au nominatif est toujours en position marquée: position pré-nucléaire ou post verbale. Dans les deux cas restants, le sujet au nominatif, élément le plus rhématique de l'énoncé, est en position immédiatement pré-verbale.
  • Le dédicataire au datif est également en position marquée: il l'emporte sur le dédicant en position post-verbale dans le cas où il est théonyme.
  • Le corpus semble contenir un exemple de syntagme en position post-nucléaire, à valeur exépégétique.
  • On retrouve les configurations disponibles en latin classique: syntagmes, notamment sujets, en position pré-nucléaire, immédiatement préverbale ou post-verbale.
  • SI le latin dérive bien d'une langue strictement SOV comme le Hittite, et cela n'est qu'une hypothèse, cette caractéristique a disparu à la date des premières attestations.[16]
  • L'absence d'accusatifs en position marquée s'explique bien par la nature du corpus. Ils dénotent dans tous les cas l'objet support de l'inscription: ils sont donc linguistiquement thématiques en raison de leur visibilité dans la situation.
  • Deux syntagmes rhématiques semblent pouvoir apparaître en position post-verbale.
  • Les propositions à verbe initial sont bien représentées.



L'ordre SOV semble apparemment attesté mais n'a rien d'exclusif. Surtout, il pourrait s'agir dans les deux cas d'un sujet en position pré-nucléaire, et non en position thématique initiale au sein de la phrase nucléaire.

Je crois légitime de conclure que nos hypothèses rendent compte de manière convenable de l'ordre des mots dans ce petit corpus d'inscriptions latines archaïques.



A suivre...


Relevé de l'inscription de l'urne de Titia Vendia (VIIe)

Notes

[1] En excluant la fameuse fibule de Préneste (CIL I,3), dont l'authenticité reste disputée. Nous utilisons pour partie les analyses morphologiques et les lectures rassemblées dans Clackson J. & Geoffrey Horrocks G. The Blackwell History of the Latin Language Blackwell, 2007, p. 29-30.

[2] esom kom meois sociois trifos audeom duo[m] / nei pari med
sum cum meis sociis tribus Audiorum duorum / noli me capere
'Je suis, avec mes trois companions, (la possession) des deux Audii. Ne me prenez pas'.
La position post-verbale du pronom thématique med ('me') suggère que l'impératif négatif nei pari est en tête de la phrase nucléaire.

[3] Pour tous les exemples, nous donnerons un énoncé parallèle en latin classique.

[4] Arguer que le pronom s'est clitisisé (accolé) devant le verbe pour former un syntagme verbal (VP) immédiatement précédé par le sujet rhématique est démenti par la liberté positionnelle des pronoms latins pendant encore presque un millénaire.

[5] On trouve d'ailleurs l'ordre med Loucilios feced 'Lucilius m'a fait' dans l'inscription (latine mais en territoire Falisque) CIL I2 2437 datée du IVe siècle. Mais selon G. Bakkum (Latin dialect of the Ager Faliscus p. 309), cet ordre trahirait une influence de l'étrusque, qui utilise SVO dans ce type d'énoncé.
L'absence de la copule dans la première proposition interdit toute analyse.

[6] = proposition à valeur de souhait.

[7] La principale est à verbe initial; la relative sujet est en position finale devant la subordonnée.

[8] La seconde ligne n'est pas interprétable.

[9] Le premier syntagme post-verbal n'est pas vraiment compris, peut-être manom meinom, classique bonum munum 'en bonne offrande').

[10] Sur cette inscription, on lira avec intérêt l'étude de B. Vine.

[11] c'est-à-dire destinée à fournir une explication.

[12] Notamment Gonda, J, Four Studies in the Language of the Veda, Mouton 1959.

[13] On a aussi proposé le génitif Salii ('Salique') se rapportant à suodales: 'les membres de la confrérie Salique'.

[14] On suppose que le nom propre au génitif forme syntagme unique avec suodales.

[15] Placer le théonyme en position exépégétique post-nucléaire me paraît totalement exclu.

[16] On doit alors considérer que les textes juridiques où la position finale du verbe est presque exclusive, comme le sénatus-consulte De Bacchanalibus ou la Loi des XII Tables, obéissent aux règles spécifiques d'un registre de langue particulier.