Depuis la synthèse de H.S. Versnel[1], les spécialistes s'accordent à voir dans le texte de ces tablettes des 'prières juridiques'.
Typiquement, une personne, souvent nommée, 'confie' (dono) à une divinité un objet volé[2] ou la personne même du voleur, afin qu'agissant comme juge, ce dieu ou cette déesse punisse le ou les coupables en lui infligeant, en l'absence de restitution, des maux ou des souffrances insupportables.
Le plaignant peut aussi porter plainte ((con)queror) auprès d'une divinité contre des voleurs ou pour une certaine raison (exprimée dans une proposition infinitive), et s'engage parfois à offrir au dieu une partie de la valeur du vol en cas de restitution.
Une partie de la phraséologie est d'origine juridique, et l'existence de modèles textuels est certaine. Il ne s'agit donc pas de textes spontanés. Mais la diversité de l'agencement montre que le scribe conservait une part de liberté, ce qui légitime, au moins en partie, l'étude linguistique de l'ordre des mots.[3]

Linguistiquement, la proposition principale de la prière est un énoncé entièrement rhématique: tous les arguments ont donc vocation à être rhématiques.
Typiquement, le verbe dono ('donner, confier'), quelquefois simplement do, ou encore un équivalent comme devoveo ('vouer'), requiert trois arguments: un agent (la personne lésée, exprimé comme sujet au nominatif), un thème (l'objet volée ou la personne du voleur, comme complément direct à l'accusatif) et un destinataire/allocutaire (la divinité, comme complément indirect ('oblique') au datif).
Le verbe déponent (con)queror, qui possède dans les tablettes son sens juridique de 'porter plainte auprès de ... (contre...)', sélectionne au moins un agent au nominatif et un destinataire au datif.
Voici, comme premier exemple, le texte intégral de la tablette complète la plus proche de la langue 'classique' au plan linguistique [4]
(Uley 72) deo sancto Mercurio Honoratus conqueror numini tuo me perdidisse rotas duas et vaccas quattuor et resculas plurimas de hospitiolo meo rogaverim genium numinis tui ut ei [qui mihi fraudem fecerit] sanitatem non permittas nec iacere nec sedere nec bibere nec manducare si baro si mulier si puer si puella si servus si liber nisi meam rem ad me pertulerit et meam concordiam habuerit iteratis praecibus rogo numen tuum ut petitio mea statim pareat me vindicatum esse a maiestate tua .
'Honoratus au dieu saint Mercure. Je porte plainte auprès de votre divinité pour avoir été victime de la disparition de deux roues et de quatre vaches et de plusieurs petits objets (emportés) de ma maison. Je voudrais prier le génie de votre divinité de ne pas accorder la santé à la personne qui m'a fait du tort, de ne pas l'autoriser à se tenir couché ou assis, ou à boire et à manger, qu'il soit homme ou femme, garçon ou fille, esclave ou homme libre, sauf s'il me rapporte mes biens et qu'il reçoive mon pardon. Par des prières renouvelées, je fais appel à votre puissance afin que ma supplique assure sans délai le redressement (de ces torts) de par la majesté (de votre action).'[5]

Le datif deo sancto Mercurio et le nominatif Honoratus, en tout début d'énoncé, s'analysent classiquement, comme le montre la traduction, comme deux syntagmes sans rapports syntaxiques avec la proposition principale. [6]

  • En ce qui concerne le datif, l'objet de ce billet, cette analyse paraît légitime dans cet exemple en raison de la présence derrière le verbe d'un second syntagme au datif (numini tuo) comportant le possessif tuo à valeur anaphorique, et au vu de l'exemple suivant (en capitales lisibles !), où le verbe ne sélectionne pas un complément à valeur de destinataire/allocutaire.[7]

(Lindney Park) Deuo Nodenti Silvianus anilum perdedit...
'Au dieu Nodens. Silvianus a perdu un anneau...'



  • En outre, avec le verbe rogo ('prier'), le syntagme initial au datif fournit la référence du possessif anaphorique d'un syntagme à l'accusatif:[8]

(Tab. Sulis 35) Deae Suli Minervae rogo sanctissimam maiestatem tuam ut vindices...
A la déesse Sulis Minerva. Je prie votre majesté sanctissime de redresser (les torts)...

  • Le second datif peut être réduit au seul pronom tibi ('te, à toi') [9]

(Uley 76) [deo] sancto Mercurio queror tibi de illis [qui mihi male cogitant et male faciunt supra..
'Au (dieu) saint Mercure. Je porte plainte auprès de vous à propos de ceux qui me veulent du mal et m'ont fait du tort concernant...'

  • Mais de manière plus classique, l'allocutaire/destinataire au datif en position initiale doit évidemment être intégré syntaxiquement dans la phrase en l'absence d'un second syntagme au datif.

(Tab. Sulis 8) deae Suli donavi argenteolos sex [quos perdidi]...
'J'ai confié à la déesse Sulis les six piécettes d'argent que j'ai perdu...'
Le nom du plaignant au nominatif n'apparaît pas ici dans la proposition principale, mais cette disposition est aussi attestée:
(Tab. Sulis 10) Docilianus Bruceri deae sanctissimae Suli devoveo eum [qui caracallam meam involaverit]...
'(Moi) Docilianus, fils de Brucerus, je voue (= je donne) à la sanctissime déesse Sulis celui qui m'a volé mon long manteau à capuche...[10]

  • Dans quelques cas, le destinataire est au vocatif, précédant un pronom de reprise au datif:

(Hamble) domine Neptune tibi dono hominem [qui solidum involavit Muconi et argentiolos sex ]...
'Maître Neptune, je vous offre l'homme qui a volé le solidus de Muconus et six piécettes d'argent...'
Cet exemple[11] est important car le parallélisme avec les exemples précédents permet de préciser la valeur discursive de l'allocutaire/destinataire au datif en position initiale: comme on pouvait s'y attendre, il s'agit d'un terme discursivement rhématique. [12]
Cette valeur est confirmée par la troisième proposition de cette même tablette: [13]
(Hamble) ideo dono tibi Niske et Neptuno vitam, valitudinem, sanguem eius [qui conscius fuerit eius deceptionis]
'C'est pourquoi je (vous) confie à vous, Niskus, et à Neptune, la vie, la santé et le sang de celui qui a été complice de ce vol'
Le datif du destinataire tibi est ici post-verbal, donc potentiellement thématique, mais le vocatif Niske souligne au contraire sa rhématicité, qui se transmet à Neptuno par coordination. [14]

  • Le datif de destinataire/allocutaire non pronominal ne se trouve que très rarement en position post-verbale. [15] On ne peut guère citer que la tablette Uley 4:

Biccus dat Mercurio quidquid perdidit...
'Biccus donne à Mercure tout ce qu'il a perdu...'

Concernant donc le datif de destinataire/allocutaire dans ce type d'énoncés, les caractéristiques suivantes semblent se dégager:

  • Qu'il soit intégré ou non syntaxiquement dans la phrase, il semble (fortement) rhématique.
  • Il est donc apte à occuper la position marquée devant la phrase nucléaire.
  • On constate que, dans la plupart des cas, il précède le verbe de la proposition principale.

Mais avant de conclure, il convient évidemment d'étudier en détail la position et la valeur discursive des autres arguments du verbe.




Satis 'assez' (= ça suffit pour aujourd'hui) comme l'a griffonné avec son doigt il y a plus de 1800 ans un briquetier de Silchester sur toute la longueur d'une brique en train de sécher...(les capitales, c'est quand même plus facile à lire que les anciennes cursives !)

Notes

[1] 'Beyond cursing: the appeal to justice in judicial payers', in Faraone C.A. & Obbink D. (eds), Magika Hiera: Ancient greek magic and religion, O.U.P., 1991, 60-106.

[2] Quelquefois de faible valeur, comme un simple poêlon, ce qui souligne la situation économiquement très modeste des plaignants, vraisemblablement sans accès à la justice institutionnelle.

[3] Pour l'essentiel, ces textes difficiles, souvent lacunaires, endommagés par l'oxydation, ou encore graphiquement, morphologiquement ou syntaxiquement terriblement 'fantaisistes', ont été déchiffés, analysés linguistiquement et traduits grâce à la tenacité de Roger Tomlin (Cunliffe, B. and Tomlin, R. 1988. 'The temple of Sulis Minerva at Bath'. Vol 2. 'The finds from the sacred spring', Oxford, OUCA.). J.N Adams a parallèlement publié une étude capitale sur la langue des tablettes de Bath ('British Latin: The Text, Interpretation and Language of the Bath Curse Tablets', Britannia, 23, 1992, pp. 1-26.). Les textes des tablettes de Bath sont disponibles ici, (cherchez 'Bath' dans le menu déroulant sur la ligne 'place': les tablettes sont codées Bath 00001 à Bath 00110, correspondant au 'Tab. Sulis XXX' des publications); ceux d'Uley et quelques autres sont disponibles sur le site du CSAD d'Oxford, avec une copieuse introduction, et ce trésor que constituent les notes linguistiques détaillées de R. Tomlin.

[4] La présence, comme ici, de propositions infinitives est rare dans les tablettes. Les exemples sont précédés de leur identification traditionnelle dans les répertoires. Nous avons supprimé la quasi-totalité de l'apparat épigraphique (lettres manquantes ou difficiles à lire, restitutions, corrections...), ne gardant que l'indispensable pour la compréhension du texte. Nous avons souvent normalisé la morphologie. Les datifs sont en brun, les ablatifs et les groupes prépositionnels en vert, les vocatifs en rose. Les relatives sont entre crochets.

[5] Les séquences en apposition telles de si baro...si liber, ubiquistes dans les tablettes, sont également caractéristiques du style juridique. Elles sont en italique dans nos exemples.

[6] On trouve la même construction dans Tab. Sulis 32:
deae Suli Minervae Solinus dono numini tuo maiestati paxsam balnearem et palleum ...
'Solinus à la déesse Sulis Minerva. Je confie à ta divinité et à ta majesté ma tunique de bain et mon manteau...'
et dans Tab. Sulis 34:
deae Suli Minervae Docca dono numini tuo pecuniam [quam ... amisi]...
'Docca à la déesse Sulis Minerva. Je confie à ta divinité l'argent que j'ai perdu...'
cf. aussi Tab. Sulis 57.
Dans Uley 43, les syntagmes initiaux semblent bien plus étoffés, comprenant peut-être la liste des suspects (si l'interpétation recue est correcte):
deo Mercurio Docilinus QVAENM Varianus et Peregrina et Sabinianus [qui pecori meo dolum malum intulerunt et INT.RR. prolocuntur] rogo te ut...
'Docilinus au dieu Mercure QVAENM? (concernant) Varianus et Peregrina et Sabinianus qui ont fait du tort à ma bête et ont lancé des paroles? INT.RR.? Je te demande de ...' .

[7] Cf. aussi Tab. Sulis 63. Ici, comme dans les suivants, nous restreignons les exemples à la proposition principale.

[8] On trouve fréquemment un syntagme au datif en position initiale dans les inscriptions votives monumentales, par exemple
(RIB-01, 00144) Deae Suli pro salute et incolumitate Aufidi Maximi (centurionis) leg(ionis) VI vic(tricis) M(arcus) Aufidius Lemnus libertus v(otum) s(olvit) l(ibens) m(erito).
'A la déesse Sulis, pour la santé et la sauvegarde de ...etc.'
Sous-entendre, à partir de la tablette Uley 2, un terme introducteur d'origine juridique comme commonitorium ('memorandum') se heurte à la construction au nominatif, et non avec la préposition ab + ablatif, du terme introduisant l'agent dans Uley 72:
(Uley 2) commonitorium deo Mercurio a Saturnina muliere de lintiamine [quod amisit]
'Memorandum de la dame Saturnina au dieu Mercure concernant le linge qu'elle a perdu (= qui a disparu)'.

[9] cf aussi Tab. Sulis 60 avec le verbe 'dono':
Oconea deae Suli Minervae dono tibi pannum ...
'Oconea à la déesse Sulis Minerva. Je vous donne le poêlon...'.
On remarquera que le nominatif précède ici le datif.

[10] Voici un troisième exemple:
(Uley 1) deo Mercurio Cenacus queritur de Vitalino et Natalino filio ipsius de iumento [quod ei raptum est]...
'Cenatus a porté plainte auprès du dieu Mercure au sujet de Vitalinus et Natalinus, son fils, à propos de la mule qu'on lui a volée...'.
On pourrait construire ainsi Uley 55:
deo Mercurio Mintla Rufus donavi eos vel mulier vel...
'(Moi) Mintla Rufus, je les ai confiés au dieu Mercure, qu'il s'agisse d'une femme ou (d'un homme)...'.
La traduction recue est 'Rufus Mintla au dieu Mercure. Je les ai confiés...'. Nous reviendrons dans le prochain billet sur la construction de l'agent au nominatif.

[11] On en trouve un second dans la tablette de Caerlon:
Domna Nemesis do tibi palleum et galliculas..
'Maîtresse Nemesis, je vous donne le manteau et les galoches...'
et un troisième dans la tablette de Old Harlow (Essex)
Dono tibi Mercurius aliam negotium ...
'Je vous confie, Mercure, une autre transaction...'

[12] Lorsqu'il est intégré à la phrase, il est donc susceptible d'occuper la position initiale devant la phrase nucléaire, dont nous avons donné de nombreux exemples dans les billets précédents. Mais avant de conclure, il faut examiner l'ensemble des arguments et la structure de la proposition nucléaire.

[13] On peut noter que le pronom résomptif tibi est ici post-verbal, alors qu'il était pré-verbal dans la première proposition.

[14] La même construction apparaît dans Tab. Sulis 54:
... conqueror tibi Sulis Arminia ut Verecundinum Terenti consumas qui ...
'...je porte plainte auprès de vous, Sulis, (moi) Arminia. Que vous brûliez Verecundinus, fils de Terentius, lui qui...'.

[15] Dans deux tablettes, il n'y a pas de datif du destinataire avec dono: Tab. Sulis 61 et 66.
Dans Tab. Sulis 62, on trouve le destinataire à l'accusatif:
donavi Sulis ut ...
Je (l') ai donné à Sulis, afin que...
Nous examinerons plus loin l'emploi du datif avec des formes verbales passives comme donatur.