Dans les billets précédents, nous avons déjà commenté deux exemples où César emploie un terme marqué, rhématique, en 'pole position', juste devant la phrase nucléaire.[1]
Voici un exemple célèbre de Plaute[2], la première phrase du prologue de sa pièce 'Les captifs' (Captivi):
hos [quos videtis stare hic] captivos duos , illi [qui adstant], hi stant ambo, non sedent (Plaut., Capt. 1-2)
'Ces deux captifs que vous voyez là, oui, ceux qui sont debout, eh bien, ils sont tous les deux debout, ils ne sont pas...assis !'[3]
On doit être frappé par l'emploi de l'accusatif hos...captivos duos au lieu du nominatif pour ce qui ne peut être qu'un sujet extraposé, repris ensuite par les anaphoriques illi et hi. Nous reviendrons sur cette caractéristique importante dans le prochain billet. Pour l'instant, on remarquera l'hyperbate englobant la relative quos... hic ('que vous voyez se tenir là').
Il est vraisemblable que le démonstratif hos est en position détachée, fortement rhématique, devant tout l'énoncé.

L'exemple suivante est cité par Pinkster [4]
pro ingenti itaque victoria id fuit plebi .
'Ce fut donc pris par le peuple comme une immense victoire' (Liv. 4.54.6)
Le connecteur itaque ('donc') se place (quasiment) toujours en tête de la phrase nucléaire. La première partie de l'hyperbate pro ingenti ...victoria ('pour une immense victoire'), qui précède itaque, signale clairement que ce syntagme doit être pris comme précédant la phrase nucléaire: il est certainement rhématique, Pinkster le qualifiant par exemple de 'focus'. Le pronom id, anaphorique, ne peut être que thématique. plebi ('par le peuple') est post-verbal, et il est au moins marqué, sinon rhématique lui aussi. Comme la phrase contient (au moins) un élément fortement rhématique, la position immédiatement préverbale du pronom id ne génère aucun ambiguité: il est interprété comme s'il était séparé du verbe par les éléments plus rhématiques pro ingenti victoria et plebi.
On admirera la subtilité de cette construction: le syntagme pro... ne peut suivre itaque car, étant rhématique, il ne peut être le premier élément de la phrase nucléaire, à l'interpétation thématique; mais il ne peut pas non plus précéder itaque, qui risquerait d'apparaître comme ayant été placé loin de la première position de la phrase, ce qui n'est pas syntaxiquement admissible. L'hyperbate autour du connecteur initial permet de concilier ces deux exigences contradictoires. C'est une nouvelle 'astuce' pour manifester à l'écrit la présence d'un élément rhématique antéposé, qui s'ajoute à celles que nous avons déjà décrites.

Cette courte phrase de Virgile à la fin de sa première égloge a rencontré l'approbation de nombreux poètes.
maioresque cadunt altis de montibus umbrae.
'et grandissantes, les ombres tombent du haut des cimes' (Virg. Ecl. 1.83)
L'hyperbate à longue portée entre l'adjectif au comparatif [5]maior[6] ('plus grand') et le substantif umbra ('ombre'), rhématique en raison de sa position post-verbale, suggère que l'adjectif est en position rhématique devant la phrase nucléaire, qui serait alors réduite au seul verbe cadere ('tomber'). Touratier suggère d'ailleurs que maiores est en position extraposée. [7]

On peut tenter l'analyse suivante de l'épitaphe de Lucius Cornelius Scipion dans une graphie archaïque:[8]
Honc oino ] ploirume / cosentiont R[omane] [ / duonoro optumo / fuise viro / Luciom Scipione]
'La plupart des Romains s'accordent (sur le fait que) cet homme, Lucius Scipion, a été l'un des meilleurs' (= un "ultime" des bons').
Dans cette structure phrase nucléaire + infinitive, on peut distinguer trois hyperbates enchâssées.
La plus externe honc...viro Luciom Scipione s'appuie sur le déterminant honc ('cet') en position initiale devant la phrase nucléaire [9] et le sujet de l'infinitive viro ('homme') suivie du nom propre Luciom Scipione en apposition, le tout en position finale absolue.
La seconde joint oino ('un'), une partie de l'attribut de la copule infinitive fuis(s)e, également en position pré-nucléaire, et le reste de l'attribut duonorum (= bonorum) optumo ('"ultime" des bons') en position pré-verbale.
La troisième, la plus interne, ploirume..Romane ('la plupart des Romains') encadre le verbe cosentiont ('sont d'accord').
Cette disposition, qui fait éclater l'ordre phrase nucléaire + infinitive, permet de forcer trois lectures marquées dans deux propositions seulement: 'cet homme Lucius Scipion', 'un "ultime" des bons' et 'la plupart des Romains', ce qui est satisfaisant pour le sens.

Mais il n'est pas toujours possible de savoir si un élément occupe la position marquée devant la phrase nucléaire. On peut prendre comme exemple une phrase souvent citée de Pline l'Ancien (NH,8,25).
Tigrim Hyrcani et Indi ferunt, animal velocitatis tremendae....
'L'Hyrcanie et l'Inde recèlent le tigre, animal excessivement véloce...'
En considérant la position de tigrim, on peut envisager une lecture thématique, et donc une lecture rhématique pour la localisation géographique en raison de sa position immédiatement pré-verbale et du fait qu'il s'agit d'une première mention. La lecture thématique de 'tigre' est encouragée par le fait que les tigres sont mentionnés dans le paragraphe qui précède immédiatement.
Mais on doit observer que cette phrase est au début d'un long paragraphe consacré aux caractéristiques du tigre. On est alors tenté de voir tigrim en exergue comme 'thème du discours' [10] et de se demander s'il n'est pas en position détachée devant la phrase nucléaire, sans être rhématique pour autant.
J'ai déjà suggéré que si une position marquée est très souvent utilisée pour un terme fortement rhématique, d'autres valeurs discursives sont possibles, par exemple une valeur emphatique pour la position post-verbale.[11] Dans cet exemple, la position devant la phrase nucléaire signalerait le 'thème du discours'. Donc, la localisation géographique Hyrcani et Indi conserverait sa valeur rhématique, n'étant pas en concurrence avec un terme plus rhématique. [12]



Guy Serbat a recueilli, dans un article[13] trop peu cité, des exemples connus et moins connus de syntagmes au nominatif qui ne sont intégrés dans la phrase nucléaire que par le biais d'un anaphorique à un cas différent. L'exemple le plus connu (Cato, Agr.34,2), car l'un des plus clairs, est:
Ager rubricosus et terra pulla...harenosa ...ibi lupinum bonum fiet.
'Un sol rouge, une terre noire...sablonneuse..là le lupin poussera bien'.
Les syntagmes 'lourds' au nominatif qui précèdent la phrase nucléaire ibi..fiet ne laissent planer aucun doute: ils sont bien rhématiques. lupinum ('lupin'), à construire comme un substantif neutre au nominatif, est le sujet du verbe fio (ici 'pousser'). [14] L'adverbe ibi, ici à valeur anaphorique, assure l'intégration purement sémantique des syntagmes au nominatif à la phrase nucléaire.
Serbat étend sa démonstration, à juste titre me semble-t-il, aux relatives sans antécédents, et aux subordonnées en quod et en si. [15]

On pourrait multiplier les exemples parallèles à toutes les époques [16] L'existence d'une position marquée devant la phrase nucléaire, le plus souvent rhématique, paraît donc assurée, et elle peut accueillir une grande variété de syntagmes.

A suivre...



La formule de la coupe de Laesthius est connue:
URSICINA VIVAT IN DEO DEFUNCTA ANNORUM XXV IN PACE DORMIAM ET REQUIESCAM
'Ursicina, qu'elle vive en Dieu; morte à l'âge de 25 ans; 'Que je dorme et repose en paix'. (Psaumes IV.9.10))
(E. LeBlant Inscriptions Chrétiennes de la Gaule, Vol. 1, 1856: stèle trouvée près du prieuré de Binson (Marne) n° 336 C, p. 450. fig. 229, Ve siècle, actuellement au musée du Louvre)
Une seconde inscription, presque identique, a été découverte au même endroit en 1898. Elle est visible dans l'église.
MELANIA VIVAT IN DEO ANNIS LXIIII VIXIT IN PACE DORMIAM ET REQUIESCAM
'Melinia, qu'elle vive en Dieu; elle a vécu soixante-quatre ans; 'Que je dorme et repose en paix'.

Notes

[1] Gallia dans la première phrase de De Bello Gallico et naves dans sa description de la puissance des Vénètes.

[2] Mort en 184 BC, source incontournable pour l'étude de formes populaires et archaïques.

[3] La chute, triviale, est évidemment comique.

[4] Pinkster, H. Latin Syntax and Semantics, Routledge, 1990, p. 170

[5] Epithète ou attribut du sujet ?

[6] -que est le clitique coordonnant 'et'.

[7] Syntaxe latine, p. 707.

[8] CIL I2, 8/9, milieu du IIIe siècle av. J.C. Le texte est composé en vers Saturnien. Nous interprétons R[...] comme un nominatif pluriel.

[9] Que nous confondons ici avec la principale ploirume ...Romane).

[10] La notion de 'thème du discours', ce dont parle un discours, n'a rien à voir avec la notion de 'thème' (opposée à 'rhème'), information partagée. L'emploi du mot 'thème' dans les deux cas est évidemment gênant.

[11] C'est notre analyse pour brassica dans le billet sur les choux de Caton.

[12] Un exemple de Pline, souvent commenté, illustre bien la valeur 'thème du discours' en position post-verbale:
Ad reliqua transeamus animalia et primum terrestria (NH 8.1)
'(Nous) passons aux autres animaux et d'abord aux (animaux) terrestres.'
L'hyperbate entre les positions fortes pré- et post-verbales ne peut pas être interprétée comme signalant la valeur rhématique du syntagme prépositionnel ad ...animalia. Le sens même s'y oppose: le livre entier est consacré aux animaux, comme le souligne l'adjectif 'autres'. Mais en tant que premier énoncé du chapitre VIII, il annonce clairement le 'thème du discours', c'est-à-dire le contenu de ce chapitre.

[13] Intégration à la phrase latine d'un groupe nominal sans fonction syntaxique (le «nominativus pendens », Langages, n° 104, 1991, pp. 22 - 32.

[14] bonum ('bon') fonctionne comme un attribut du sujet.

[15] Pour compléter les données de l'article de Serbat, voici un premier exemple où un syntagme lourd précède le complémenteur si ('si'):
perfidia et peculatus ex urbe et avaritia si exulant (Pl. Pers, 555)
'si la trahison, la prévarication et l'avarice sont bannies de la cité'.
Dans ce second exemple (Cato, Agr. 71.1), le syntagme initial est plus 'léger':
bos [si aegrotare coeperit] dato continuo ei unum ovum gallinaceum crudum
'Un boeuf, s'il tombe malade, donne lui immédiatement un oeuf de poule cru'.
La présence de l'anaphorique ei ('(à) lui') dans la principale et le cas nominatif assurent que bos ('boeuf') est le sujet du verbe coepio ('commencer à') dans la subordonnée en si.

[16] Outre les exemples de la Syntaxe Latine de Touratier, on peut consulter l'excellent article de Michel Griffe L'extraposition en latin in C. Bodelot, Eléments "asyntaxiques" ou hors structure dans l'énoncé latin, P.U. Blaise Pascal, 2007, pp. 37-54.