L'énoncé suivant (Caes, Gall. 3.8) [1] est riche d'enseignements linguistiques:
Huius est civitatis longe amplissima auctoritas omnis orae maritimae regionum earum, quod et naves habent Veneti plurimas, quibus in Britanniam navigare consuerunt, et...
'L'emprise de cette nation sur les côtes maritimes de ces régions est de loin la plus importante, parce que les Vénètes ont un grand nombre de navires (avec lesquels ils se rendent fréquemment en (Grande-)Bretagne et ...)'

Le verbe[2] est rompt le syntagme huius civitatis ('de cette nation'). Une première hypothèse est que ce verbe signale la tête de la phrase nucléaire, comme dans la phrase de César vue dans le second billet. Dans l'hyperbate résultante, le 'démonstratif' huius est lié à civitatis, qui en position thématique. [3] Huius n'est donc pas un élément rhématique antéposé à la phrase nucléaire. [4] Cette hypothèse implique qu'un élément thématique peut apparaître devant la phrase nucléaire.[5]
Une seconde hypothèse est que ce verbe, forme 'faible', est placé (par analogie formelle) dans la position occupée par les connecteurs 'faibles' comme autem ('mais'), vero ('en fait') , tamen ('cependant'), enim ('car') etc, toujours second mot d'une phrase, la première place leur étant interdite.
Nous ne trancherons pas.
En traitant l'attribut amplissima ('la plus grande') comme élément verbal, le syntagme dont la tête est auctoritas ('autorité') est post-verbal, donc en position forte ou rhématique. La longueur, donc la 'lourdeur', de ce syntagme, liée à la présence des compléments au génitif qui suivent, s'accorde bien avec la position post-verbale.

Après un quod explicatif, coordonné par et et qui introduit la seconde phrase, tournons-nous vers Veneti ('Vénètes'). Ce mot semble en position post-verbale, ce qui est totalement contradictoire avec son statut évident de thème: il est mentionné dans la phrase précédente. Ceci pose, à première vue, un problème grave pour notre analyse. Mais on peut (heureusement) proposer une analyse plus subtile.
Considérons la magnifique hyperbate naves...plurimas ('navires...nombreux'). Plurimas est (apparemment) post-verbal, donc en position forte. Naves, immédiatement préverbal, est donc également en position forte, respectant la règle proposée dans le billet précédent [6] Mais naves pourrait également être en position forte devant la phrase nucléaire. Sous cette hypothèse, on considérera donc que le verbe habeo ('avoir'), dont le poids sémantique n'est pas très grand, a été déplacé au début de la phrase nucléaire.[7]. La forme 'initiale' pourrait donc être:
Veneti naves plurimas habent.
Cet ordre respecte bien les rapports thème-rhème. Naves est détaché devant la phrase nucléaire
naves Veneti plurimas habent.
tout comme habent déplacé vers la tête de la phrase nucléaire, pour signaler que naves n'est PAS en position thématique, c'est à dire que l'hyperbate n'est pas fautive. On obtient bien
naves habent Veneti plurimas .
On constate alors que plurimas n'est pas nécessairement à construire en position post-verbale, ce qui exigerait un troisième déplacement, dont le résultat serait d'ailleurs invisible. Mais cela ne gêne en rien l'analyse, puisque plurimas, en position intialement pré-verbale, est également en position forte: l'hyperbate avec naves est bien licite.

Si mon analyse est correcte, elle souligne la subtitilité de l'art littéraire de César, ce dont personne n'a jamais douté d'ailleurs. On constate que l'ordre de surface n'est pas un guide infaillible des rapports thématiques. Mon analyse nécessite également la prise en compte d'une structure syntaxique, même si celle-ci est modeste, limitée à l'existence d'une phrase nucléaire[8] précédée éventuellement d'une position adjointe. Cet exemple pourrait d'ailleurs servir de pierre de touche pour des analyses concurrentes.

A suivre...

Notes

[1] Il décrit les raisons de la puissance des Vénètes gaulois, autour de Vannes dans le Morbihan. Nous n'en traiterons que les deux premières phrases.

[2] Ici plutôt la copule.

[3] Les Vénètes sont mentionnés dans la phrase immédiatement précédente. Civitas est donc thématique comme 'anaphore associative'.

[4] Sa valeur anaphorique l'interdit de toute manière.

[5] Nous reviendrons dans un prochain billet sur cette possibilité. La motivation de cette construction pourrait être rythmique, afin d'éviter est en fin de phrase.

[6] Une hyperbate se produit entre des positions de même valeur thématique.

[7] Comme l'auxillaire est dans la première phrase du De Bello Gallico vue dans notre second billet.

[8] Savoir si l'on doit poser que la phrase nucléaire se termine toujours par le verbe est un discussion que je réserve pour un prochain billet.