L'''Institutio Oratoria'' de Quintilien (Ier siècle ap. J.C.) est notre source essentielle, quasi exclusive d'ailleurs, sur l'ordre des mots.
On peut commencer à ce point du texte: (Quint. Inst. 9.4.24-5):
«Nous parlerons d'abord de l'ordre (ordo), en considérant les mots à la fois par eux-mêmes et dans leurs rapports...Excessive est la règle posée par certains que les noms (vocabula) doivent précéder les verbes (verba), les verbes à leur tour (précédant) les adverbes (adverbia), et les noms (nomina) les épithètes (apposita) et les pronoms (pronomina); le contraire produit souvent un effet qui n'est pas inélégant.» [1]
Mais la citation la plus célèbre est celle-ci:
«Terminer la phrase par le verbe est ce qui convient le mieux, si l'agencement (compositio)[2] le permet. Car c'est dans le verbe que réside la force du propos.» (Quint. Inst. 9.4.26).[3]
Mais il ne faut pas négliger la suite: «Si le verbe provoque une chute rude, ce principe doit céder aux exigences du rythme, comme il arrive très souvent chez les grands orateurs grecs et latins.» On remarquera que Quintilien associe le latin et le grec.
Quintilien poursuit avec un unique exemple (Quint. Inst. 9.4.29): [4]
«Souvent, toutefois, un mot contient un sens vraiment fort; s'il est caché au milieu de la phrase, il échappe ordinairement à l'attention des auditeurs et il est obscurci par les mots qui l'entourent; placé à la fin, il se signale à l'auditoire, et se grave dans son esprit, comme dans ce passage de Cicéron: Tu avais absorbé tant de vin aux noces d'Hippias qu'il t'a fallu, sous les yeux du peuple romain, le vomir le lendemain encore (vomere postridie). » [5] C'est à l'évidence un exemple d'emphase post-verbale, caractéristique que nous avons déjà souligné dans un précédent billet

Je considère cependant que l'une des deux clés que nous cherchons se trouve juste avant: [6]
«Sans aucun doute, partout où ce n'est pas une forme verbale qui clôt la phrase, il y aura hyperbate» (Inst. 9.4.27)[7]
La concept crucial est celui d'hyperbate.
On peut le définir comme la séparation de deux mots syntactiquement très proches par l'insertion d'un membre de phrase ... sans lien (syntaxique) direct avec ceux que ce membre sépare. [8]
L'exemple classique de Quintilien (Inst. 8.6.62) est la fin de la proposition infinitive dans Animaduerti, iudices, [omnem accusatoris orationem in duas divisam esse partes ] (Ciceron,Clu. 1) en lieu et place de ... in duas partes divisam esse... 'J’ai observé, Juges, que tout le discours de l’accusateur était divisé en deux parties '.
Le paragraphe qui précède, si souvent cité, mérite néanmoins qu'on le relise «L’hyperbate..., c’est-à-dire la transposition d’un mot (verbi transgressionem), étant souvent exigée par l'agencement (compositio) et l’élégance (decor) de la phrase, n’est pas rangée à tort parmi les qualités (d'un style). Très souvent, en effet, le style serait âpre et dur et lâche et décousu, si les mots étaient réduits à garder leur ordre rigoureux, et si, à mesure qu’ils se présentent, on les accolait aux plus proches, même lorsqu’ils ne peuvent pas s’enchaîner. Il faut donc postposer certains mots, antéposer certains autres et, comme on procède lorsque l’on construit avec des pierres non taillées, mettre chacun à la place qui lui convient. Nous ne pouvons en effet ni les tailler, ni les polir, pour qu’en s’imbriquant ils s’ajustent mieux les uns aux autres, mais il faut les prendre tels qu’ils sont et choisir leur place. » [9]

Or, crucialement, dans l'exemple de Cicéron ci-dessus, il ne s'agit pas d'une hyperbate au sens concret du terme: l'adverbe postridie est tout entier à droite du verbe, aucune 'partie' n'étant restée à gauche du verbe. Il convient donc de prendre 'hyperbate' dans un sens plus abstrait: le positionnement à droite du verbe ne produit rien de plus qu'une hyperbate; le mot déplacé reste lié à sa position d'origine, comme si une partie de lui-même était encore en place.
On peut donc suggérer que l'auditeur n'interprétait pas fondamentalement un mot déplacé différemment de ce même mot avant déplacement: l'interprétation était celle que ce mot aurait eu dans sa position 'ordinaire' préverbale.
Tout ceci suppose que l'on est en mesure de retrouver la position d'origine de ce déplacement. Nous faisons l'hypothèse que la position d'un terme post-verbal est la position immédiatement préverbale. S'il y a plusieurs termes post-verbaux, le plus éloigné du verbe est celui dont la position initiale était la plus proche du verbe.[10] Après déplacement, le terme gagnait seulement, comme dans cet exemple, une emphase particulière; dans d'autre cas, le déplacement règlait simplement un problème métrique.

Si l'on nous suit, une conclusion s'impose:
Il n'y pas de différence essentielle entre les ordres SOV et SVO, ou OSV et OVS.[11]
La position pré- ou postverbale de O(bjet) ou de S(ujet) n'est pas pertinente. Notre hypothèse jette donc un doute sur la pertinence des très nombreux travaux qui ont cherché à distinguer les énoncés de type SOV et SVO dès la période latine, dans la perspective, qui n'est pas remise en cause, d'éclairer l'évolution diachronique entre l'ordre SOV, considéré comme primaire en latin, et l'ordre SVO des langues romanes ultérieures.

Mais, quid du bon ordre (l'ordo rectus de Quintilien) au sein de ce que nous avons appelé la phrase nucléaire, ce qui va distinguer par exemple l'ordre SOV de l'ordre OSV ? La réponse fournira la seconde clé nécessaire.
On peut peut-être généraliser aux positions pré-verbales l'intuition contenue dans le paragraphe suivant, déjà cité: «Souvent ... un mot contient un sens vraiment fort; s'il est caché au milieu de la phrase, il échappe ... à l'attention des auditeurs...; placé à la fin, il se signale à l'auditoire...».
Nous traduirons, comme bon nombre de spécialistes, cette perception d'une différence dans le poids d'un élément en fonction de sa position en termes de degré sur une échelle discursive thème-rhème.[12] Il est vraisemblabe que le 'monolinguisme' de fait des romains maîtrisant le grec et le latin leur interdisait de prendre clairement conscience de cette opposition, tant elle était consubstantielle à la langue (et je crois aux langues indo-européenne anciennes), et donc rebelle à l'introspection. [13]



Avant de clore ce long billet, on ne peut qu'insister sur le rôle que jouaient les paramètres prosodiques, au moins dans le style écrit soutenu. dans la présence ou non d'éléments post-verbaux. Un examen des remarques bien connues d'un Cicéron, par exemple, sur l'importance considérable qu'il attachait aux clausules [14] ne pourrait que le confirmer. C'est pourquoi l'étude du latin populaire, où cette contrainte était peut-être moins prégnante, est indispensable. A première vue, ces facteurs prosodiques ne jouaient un rôle crucial qu'autour du verbe, à la fin de l'énoncé. [15].
Mais, bien évidemment, l'opposition thème-rhème, capitale pour l'ordre des mots dans la phrase nucléaire, ne doit rien aux facteurs prosodiques.

A suivre...


Une écrivaine (Sappho?) sur une fresque de Pompéi.

Notes

[1] En supposant que la traduction de ces termes techniques est correcte.

[2] Qui est fonction de l'ordo (ordre), de la iunctura (contiguïté) et du numerus (rythme, prosodie, cadence).

[3] Verbo sensum cludere, multo, si compositio patiatur, optimum est. In verbis enim sermonis vis est.

[4] Qui ne concerne pas un argument (sujet ou objet) du verbe, au désespoir de certains linguistes. Nous ne pensons pas que cela ait une quelconque importance.

[5] Tamtum vini in Hippiae nuptiis exhauseras ut tibi necesse esset in populi Romani conspectu vomere postridie. (Cic. Phil. 2.63).
J'ai complété le passage cité par Quintilien. Ces traductions sont inspirées de celles de H. Bornecque et P. Wuilleumier dans l'excellente Syntaxe latine de C. Touratier (Peeters, 1994, p. 714).

[6] La seconde est celle d'ordo que nous verrons plus loin.

[7] «...mais l'hyperbate est comptée parmi les tropes ou figures qui participent aux qualités du style». Sine dubio erit omne quod non cludet hyperbaton, sed ipsum hoc inter tropos vel figuras, quae sunt virtutes, receptum.

[8] Légèrement modifié de Lausberg H. Handbook of Literary Rhetoric - A Foundation for Literary Study, Brill, 1998 (traduit de l'édition originale allemande Handbuch der literarischen Rhetorik, 1990) p. 318.

[9] d'après la traduction de J.Cousin, Institution oratoire, livres VIII et IX, Paris, CUF, 1978). On rencontre ailleurs (Inst. 8.2.14.) la mise en garde suivante: «Cependant l’obscurité se rencontre plus souvent dans la contexture et la suite d’un propos continu et cela peut se produire de plusieurs manières. Aussi, une phrase ne doit-elle pas être si longue que l’attention ne puisse en suivre le cours, ni qu’une transposition (transjectio) par hyperbate n’en diffère outre mesure la conclusion. Pire encore est le mélange des mots, comme dans ce vers (de Virgile) :
saxa vocant Itali [mediis quae in fluctibus] raras ».
'Les habitants de l'Italie appellent ces pierres, qu'on trouve au milieu des flots, des autels', où l'attribut de l'objet raras 'autels' est séparé de l'objet saxa 'pierres' par l'ensemble de la proposition.

[10] Précisons à nouveau que l'emploi du mot 'déplacement' n'implique pas notre adhésion dans ce cas à la notion de déplacement syntaxique de la grammaire générative. Il se rapprocherait plutôt de la notion de déplacement en 'forme phonétique' de cette théorie.

[11] Marouzeau (L'ordre des mots en latin, Vol II - Le Verbe, p. 82, aussi IV - Vol. Complémentaire, 1953, p. 52) cite ces deux phrases de Pétrone à quelques lignes d'intervalle (Sat, 87)
aut dormi, aut ego iam dicam patri
aut dormi, aut ego iam patri dicam
'Dors ou je le dirai au père'.
Marouzeau, souligne que l'examen du contexte ne revèle aucune différence discursive.
De même, Devine & Stephens (Latin Word Order, p. 125-7) signalent que César emploie toujours l'ordre castra posuit / ponit ('installer le camp') dans le De Bello Gallico (12 fois sur 12), alors Tite-Live emploie posuit castra dans 45 cas sur 55 (82%) dans la seconde moitié d' Ab Urbe Condita. Ils suggèrent que chez ce dernier l'objet préverbal signale la focalisation de l'ensemble O+V, alors que seul le verbe est focalisé pour l'ordre VO, castra n'étant qu'un 'terminal' ('tail'). Or nous avons vu dans un billet précédent que la notion de 'terminal' est peu assurée. Il est peut-être plus pertinent d'être frapper par le fait que ce qui tend vers une expression figée n'a pas de forme privilégiée.
Nous reviendrons dans un autre billet sur les phrases à verbe initial.

[12] Ou échelle de thématicité.

[13] On peut peut-être aussi remarquer avec Charpin que Quintilien (Inst. XI 3.46) suggère de mettre en exerge vocalement ('Il convient d'adopter un ton plus plein (plenius) et plus fort (erectius)') le syntagme (dicere) pro fortissimo viro ('(parler) en faveur d'un homme courageux au plus haut point') au début du plaidoyer de Cicéron pour Milon:
Etsi vereor iudices ne turpe sit pro fortissimo viro dicere incipientem timere...
'Bien que je craigne, juges, qu'il soit peu honorable d'avoir peur en commençant à défendre un homme courageux au plus haut point'
On remarque que ce syntagme précède immédiatement le verbe dicere ('parler'), en position donc rhématique.

[14] Configurations très codifiées d'alternances entre voyelles brèves et longues dans les (en gros 4 à 6) syllabes finales d'une phrase.

[15] Si on néglige les hyperbates 'limitées', au sein même de la phrase nucléaire. Pour ce qui concerne la position initiale, nous y reviendrons.