Gallia est omnis divisa in partes tres, quarum unam incolunt Belgae, aliam Aquitani , tertiam qui lingua ipsorum Celtae, nostra Galli appellantur.[1]

En restant proche du mot-à-mot
'La Gaule toute entière est divisée en trois parties, desquelles les Belges habitent l'une, les Aquitains une autre, et ceux qui s'appellent Celtes dans leur langue, et Gaulois dans la nôtre, la troisième.

Convenons d'appeler rhème un apport significatif d'information nouvelle. C'est une information que le contexte linguistique antérieur, la situation extralinguistique ou les connaissances encyclopédiques des participants, en un mot la situation discursive, ne permet pas (ou guère) de prévoir. Le thème est l'inverse: c'est typiquement une information déjà mentionnée ou prévisible.

La phrase nucléaire est d'ordinaire syntaxiquement complète: elle contient le verbe et tous les arguments requis, sujet [2] et complément(s), ainsi que les circonstants éventuels. [3], des connecteurs etc. Mais il peut se faire que l'un ou l'autre des syntagmes soit à l'extérieur de la phrase nucléaire. Celle-ci est alors incomplète. [4]
Supposons ceci: [5]

  • Le verbe se place au début ou (typiquement) vers la fin de la phrase nucléaire.[6].
  • Le dernier syntagme non-verbal est toujours rhématique.
  • La phrase nucléaire peut être précédée par un syntagme (souvent) argument, qui est alors fortement rhématique: la phrase nucléaire est donc syntactiquement incomplète.[7]

La phrase nucléaire se termine soit par le verbe, soit par un syntagme: [8] étant le dernier il est donc (typiquement) rhématique.
Lorsque le verbe est final, le syntagme qui précède immédiatement le verbe est rhématique. Mais ce n'est pas le cas si un syntagme suit le verbe.
Indépendamment, le verbe PEUT être par lui-même sémantiquement marqué.[9]

Il y a donc trois positions rhématiques potentielles pour un syntagme non verbal: la position courante, immédiatement devant le verbe et deux position marquées, moins fréquentes mais pas rares, juste devant la phrase nucléaire, ou juste derrière le verbe au sein de la phrase nucléaire. [10] Mais elle ne sont jamais simultanément occupées, les énoncés ne comportant le plus souvent qu'un seul élément rhématique, plus rarement deux. En particulier, le syntagme pré-verbal n'est pas rhématique s'il y a un syntagme post-verbal. [11] Cette triplication des positions rhématiques potentielles donne donc de la 'souplesse' à la phrase latine: plusieurs ordonnancements ayant la même valeur discursive sont possibles. Ceci lui permet de satisfaire à des exigences métriques [12], un ingrédient essentiel du grand récit oral et de la poésie.

Dans l'énoncé ci-dessus [13], je propose de considérer que Gallia précède la phrase nucléaire, donc comme muni d'une valeur fortement rhématique. [14] L'indice suivant me paraît décisif: l'auxiliaire 'est' n'est pas dans sa position classique, juste après le verbe.[15] Sans valeur lexicale propre, il se place dans la position la plus thématique possible, en tête de la phrase nucléaire. Il signale donc le début de la phrase nucléaire. In partes tres est en position post-verbale, donc également en position rhématique forte.[16] Cet énoncé contient donc deux syntagmes rhématiques forts. De manière imagée, on peut dire que l'ordre de ce membre d'énoncé équivaut à un trait de Stabilo sur Gallia et in partes tres. La phrase nucléaire est réduite à est omnis divisa.[17]
Dans les deux propositions suivantes (quarum...Aquitani), Belgae, en position post-verbale, est également fortement rhématique, tout comme, si on restitue le verbe incolunt, Aquitani.[18]
La fin de l'énoncé est composé de tertiam, parallèle à unam et aliam, donc peu rhématique, et de deux relatives juxtaposées ayant la forme d'une phrase nucléaire. [19] Donc Celtae et Galli, qui précèdent immédiatement le verbe, sont rhématiques.
Au total, les syntagmes suivants sont présumés rhématiques: Gallia, in partes tres, Belgae, Aquitani, Celtae et Galliae. Ce résultat semble satisfaisant au plan du fonctionnement discursif de l'énoncé: ces mots sont bien des apports d'information essentiels. [20]

Il me paraît évident que ce premier énoncé a fait l'objet d'un soin particulier, et que rien dans l'agencement n'a été laissé au hasard.
On remarquera qu'une contrainte non négligeable de l'écrit est de signaler clairement l'antéposition d'un syntagme rhématique devant la phrase nucléaire. On verra dans un autre billet quelques stratégies alternatives. Il est probable qu'à l'oral l'intonation, ou la présence d'une pause, facilitait la perception de cette configuration.

A suivre...

Notes

[1] Les verbes (dont les auxiliaires, les participes et les attributs associés à une copule) sont soulignés; les substantifs au nominatif (cas sujet, avec les adjectifs et attributs qui en dépendent) sont en rouge, les accusatifs (cas objet) en bleu, les génitifs (le plus souvent complément du nom) en jaune-orange, les autres compléments ou circonstants sans préposition (datifs, ablatifs) en vert, et les compléments ou circonstants régis par une préposition sont en brun. Les sujets des infinitives, de forme accusative, sont en violet. Les autres formes (mots grammaticaux, adverbes, conjonctions...) restent en noir. Les éléments non pertinents pour notre propos sont en gris.

[2] Pronominal seulement en cas d'emphase ou de toute première reprise d'un terme déjà introduit dans un énoncé précédent. Le latin est une langue dite 'pro-drop' où la morphologie explicite du verbe conjugué suffit à fournir le sujet, sans l'aide d'un pronom: canem nutrit 'il nourrit le chien'.

[3] De lieu, de temps, de manière etc.

[4] Le terme 'nucléaire' exclut les compléments qui sont eux-mêmes des phrases (plus ou moins) complètes, comme par exemple l'équivalent des complétives du français : Jean espére beaucoup [que Marie lui téléphonera bientôt]. La complétive est entre crochets.

[5] Nous affinerons légèrement ces hypothèses par la suite.

[6] Si la partie sémantiquement importante du verbe est un participe, l'auxiliaire le suit.

[7] On peut parler de détachement, de dislocation à gauche ou d'extraposition pour caractériser cette configuration. Dans de rare cas, l'élément à gauche est thématique: il s'agit alors de circonstants de lieu, de temps etc. qui fournissent notamment le cadre spatio-temporel de l'énoncé.

[8] Rarement deux, en latin populaire ou tardif seulement. Nous ne considérons pas qu'il s'agit d'un détachement à droite, symétrique du détachement à gauche déjà mentionné.

[9] Sauf s'il s'agit d'un verbe 'support', à sémantisme vague: le sens est alors donné par le complément (exemple (très approximatif) français: 'faire front' = 'affronter').

[10] Cet exposé simplifie quelque peu la réalité comme nous le verrons dans le prochain billet. Ces positions sont simplement marquées: elles s'interpètent le plus souvent comme rhématiques, mais elle peuvent aussi signaler une emphase ou le thème du discours.

[11] L'usage croissant de la position post-verbale rhématique est sans doute une innovation du latin et du grec.

[12] Suite imposée ou privilégiée de voyelles brèves et longues (ou d'accents), notamment.

[13] J'essaie de réserver l'emploi du mot 'phrase' à la discussion des phénomènes syntaxiques, comme l'ordre des mots. J'emploie 'énoncé' pour désigner la suite des 'mots' lorsque je fais référence aux conditions discursives ou pour renvoyer à un exemple.

[14] Une autre valeur possible est celle de 'thème du discours''. Nous reviendrons sur cette distinction dans les billets suivants. Le choix de centrer cette première analyse sur la seule opposition thème-rhème doit être vu comme une simplification à but pédagogique.

[15] divisa est est la forme attendue. Plaute, un siècle et demi avant, aurait pu écrire divisast.

[16] Ce syntagme fonctionne comme un complément avec cette lecture du verbe 'diviser'.

[17] Je soupçonne omnis ('entier'), sans grand intérêt sémantique, de n'avoir qu'une fonction rythmique. Il donne aussi un peu de 'corps' à la phrase nucléaire.

[18] unam et aliam précèdent bien le verbe, mais ils ne sont pas (fortement) rhématiques car ces phrases nucléaires sont suivies de syntagmes qui, eux, sont fortement rhématiques.

[19] On restitue le verbe appelantur dans la première

[20] Par curiosité, on peut comparer notre liste avec les intuitions présentées dans la grammaire phare aux Etats-Unis au début du XXe siècle. Est-il besoin de préciser, si on convient d'accorder quelque crédit à notre analyse, qu'un unique exemple n'est pas suffisant?