Ces billets vont tester l'hypothèse suivante, dont je ne donne ici que l'essentiel:

Le latin disposait, à gauche de la 'phrase nucléaire', d'une position discursive fortement marquée, le plus souvent comme rhème de l'énoncé.[1] A l'intérieur de la phrase nucléaire, l'ordre opposait les éléments thème, à gauche, à l'élément rhème à droite. La position immédiatement préverbale, ou, lorsqu'elle était présente, la position post-verbale était pleinement marquée, le plus souvent à valeur rhématique. Cette configuration se retrouve dans de nombreuses langues indo-européennes, notamment en grec et dans les langues celtiques et italiques.

Le jargon utilisé dans le paragraphe précédent deviendra plus clair, je l'espère, dans les prochains billets.

On lit encore souvent qu'en latin l'ordre des 'mots' [2] est 'libre'.
Ce n'est pas faux. Pour autant qu'on le sache, on ne rendait jamais une phrase vraiment agrammaticale en modifiant l'ordre des mots. Dans
servus canem nutrit
'esclave'.sujet 'chien'.objet 'nourrit'.verbe = 'L'esclave donne à manger au chien'[3]
cet ordre est aussi grammatical que
servus nutrit canem,
nutrit servus canem,
nutrit canem servus,
canem nutrit servus,
canem servus nutrit.
Ce n'est bien sûr plus le cas en français, espagnol, italien, roumain, etc., les langues filles du latin, où plusieurs de ces ordres sont agrammaticaux, comme par exemple *donne à manger l'esclave au chien en français au sens de l'esclave donne à manger au chien.[4]
Mais il est fort probable que, dans une situation de discours spécifique, plusieurs de ces ordres auraient provoqué un fort étonnement, pour ne pas dire plus, chez l'auditeur latinophone de naissance, parce qu'ils n'étaient pas appropriés aux conditions de discours. [5]
Donc, de ce point de vue, il est inexact de dire que l'ordre des mots était libre.

Reste à découvrir et à préciser les conditions d'emploi discursives de ces différentes configurations. Ce sera l'objet des prochains billets...[6]

Mais, au fond, pourquoi ce thème ?
D'abord pour répondre à une question qui remonte à mon adolescence, lors des cours de M. Cordonnier, mon prof de latin au collège Barbot, à Metz: pourquoi les latins mélangeaient-ils à plaisir l'ordre des mots ? J'ai eu la 'chance' d'avoir à construire le fameux arma virumque cano, Trojae qui primus ab oris de Virgile, et je suis resté pétrifié...magré toute l'aide que le bon enseignant me distillait. Le traumatisme vécu ne s'est pas complètement effacé...
Mais ma carrière professionnelle m'a fait découvrir que le latin semble un redoutable exemple de langue dite non configurationnelle par les syntacticiens générativistes. En (très) gros, rien, à ma connaissance, n'indique clairement au plan syntaxique l'existence d'un groupe verbal, union solide d'un verbe et d'un complément 'interne', par exemple le complément d'objet direct, se traduisant par leur proximité dans l'arbre syntaxique, complété, dans la majorité des cas, par l'argument 'externe' faisant fonction de sujet, plus loin dans l'arborescence. On peut bien sûr forcer le latin dans ce cadre, avec des règles ultérieures permettant le 'mélange' ('scrambling') des constituants, sans doute, nous le verrons, pour des raisons discursives. Mais quid alors de l'apprentissage par les enfants ? Faut-il continuer à plaider l'existence d'un plan structural 'invisible' découlant de dispositions innées, ou reconnaître la possibilité d'une structuration non (strictement) syntaxique ? [7]
Enfin, il est clair qu'en moins d'un millénaire, cette langue (apparemment) non configurationnelle a engendré des langues (bien plus) configurationnelles comme l'italien, l'espagnol, ou le français. Nous avons peut-être, malgré l'indigence des matériaux linguistiques entre la latin tardif et le premier état des langues romanes, une petite chance de suivre les étapes de ce passage. Mais pour cela, il nous faut caractériser de manière relativement précise ce qu'était le latin, ou du moins différents stades de cette langue.
Ces débats actuels posent des questions auxquelles je n'ai pas de réponses. Mais j'ai la conviction que chaque linguiste peut contribuer un petit indice s'il analyse, en explicitant le cadre théorique retenu, une parcelle du problème général. Je crois que, dans ce cadre, l'ordre des mots du latin vaut la peine qu'on s'y attache...

A suivre...

Notes

[1] En gros, apportant des informations 'nouvelles', par opposition à 'thème', reprise d'informations déjà connues ou inférables à partir du contexte ou la situation.

[2] Il faudrait dire syntagmes, mais j'ai conservé l'appellation traditionnelle. Un syntagme est un ensemble de mots rassemblés autour d'un mot 'tête', et qui fonctionne comme un bloc, Un exemple de syntagme nominal: 'plusieurs de mes amis d'enfance que je n'avais pas vus depuis vingt ans'.

[3] Je néglige l'influence potentielle de l'ordre sur la valeur 'défini' ('le') ou 'indéfini' ('un') du déterminant (article) devant les deux substantifs.

[4] * note ici l'agrammaticalité de l'exemple.

[5] Juste un mot sur la notion de discours: un énoncé apparaît toujours dans un certain contexte linguistique, en gros les énoncés qui le précédent. Il est aussi toujours inséré dans une situation particulière, un état particulier du monde qui détermine par exemple les connaissances (encyclopédiques) partagées par les locuteurs / auditeurs. En règle générale, c'est le contexte linguistique qui joue un rôle prépondérant dans les langues pour ce qui concerne les phénomènes de syntaxe, dont l'ordre des mots.

[6] je n'envisagerai que les phrases déclaratives (ou affirmatives). C'est bien assez complexe comme ça.

[7] Le débat fait rage actuellement chez les spécialistes, par exemple, Nicholas Evans & Stephen C. Levinson, The myth of language universals: Language diversity and its importance for cognitive science, Behavioral and Brain Sciences, (2009) 32, 429–492. L'ordre des mots en latin est bien sûr présent dans le débat sur la configurationnalité.