En ce qui concerne les notions de thème et rhème, j'emploie ces termes comme l'entendaient les membres du Cercle Linguistique de Prague, c'est-à-dire comme ils ont été définis par Vilem Mathesius dès 1911. [1] Concernant leur emploi, je sais bien que les latinistes spécialistes de l'ordre des mots ont formulé des critiques qui ont conduit à l'abandon de cette approche. Nous en reparlerons.

Dans le billet précédent, pour des raisons didactiques, nous avons directement lié la position phrastique d'un syntagme avec un certain degré sur l'échelle discursive 'thème-rhème'. En fait, ce lien est trop simpliste, et conduit à une impasse, comme nous allons le voir, avant de donner une analyse plus précise.

Dans son PhD sur l'ordre des mots dans le De Agricultura de Caton l'Ancien, Hanna analyse la quatrième phrase de son fameux panégyrique sur les choux.[2]

sed [quae uocantur septem bona] in commixta natura omnia haec habet brassica
'Mais, de ce qu'on nomme les sept qualités[3], le choux les possède toutes en un mélange naturel'. (157.1)

Concernant la position post-verbale du sujet brassica ('choux'), elle commente:[4]
«Clairement, à l'instant où apparaît le sujet post-verbal, son référent est déjà thématique (topical) depuis trois phrases.[5] Cet exemple est similaire aux exemples de sujet postposé donnés par de Jong [6] qui sont ajoutés simplement pour des raisons de clarté et qui ne sont, pour ainsi dire, qu'au degré juste au dessus du pronom nul.» (p. 535).
Mais si l'on regarde plus précisément dans cette même thèse (p. 55) la teneur de ce qu'écrivait de Jong, on trouve ceci: «Concernant les facteurs qui favorisent la position post-verbale, de Jong soutient que les sujets qui arrivent tard dans la phrase sont typiquement rhématiques (focal). Mais on trouve un "nombre considérable" de sujets postposés qui ne sont pas rhématiques. Ils sont en fait déjà thématiques (topical) et sont ajoutés simplement (cf. citation ci-dessus)». [7]

Il y a visiblement une difficulté: selon de Jong, un sujet postposé est typiquement rhématique, mais non rhématique dans beaucoup d'exemples.

Cette contradiction provient, selon nous, du lien trop direct posé entre ordre syntaxique et valeur discursive. Ce que la syntaxe fournit, c'est simplement une position marquée. L'interprétation de cette marque dépend des conditions de discours. Dans de nombreux cas, la valeur discursive à retenir est la valeur rhématique. C'était par exemple le cas dans la phrase de César analysée dans le billet précédent. Mais une autre interprétation, plus générale, est disponible: la valeur emphatique, qui souligne simplement un terme. Nous verrons par la suite une troisième valeur, celle de 'thème du discours'. La valeur rhématique n'est qu'une interprétation, fréquente mais pas obligatoire, de ce marquage.
Une traduction plus fidèle de la phrase de Caton serait alors:
'Mais, de ce qu'on nomme les sept qualités, le choux, lui, il les possède toutes en un mélange naturel'.

Nous avons peut-être déjà rencontré cette difficulté. Dans une note un peu embarrassée, j'ai écrit, à propos de la position initiale [8] fortement rhématique: Dans certains cas, l'élément à gauche est thématique: il s'agit alors de circonstants de lieu, de temps etc. qui fournissent notamment le cadre spatio-temporel de l'énoncé.
Pour l'école générativiste italienne [9] traitant de la phrase italienne contemporaine, il existerait (au moins) deux types de position précédant la phrase nucléaire, l'une thématique et la seconde rhématique. [10] Je laisse le problème posé par le latin ouvert: un type unique simplement marquée, à lecture thème ou rhème, ou deux types distincts. On trouvera des exemples dans les billets suivants. [11]

L'exemple de Caton n'est pas isolé. Devine & Stephens [12] analysent un exemple comparable (Liv. 1.26.3):
(Movet feroci juveni animum comploratio sororis...)Stricto itaque gladio, simul verbis increpans, transfigit puellam.
(Les lamentations de sa soeur pousse le jeune homme à la violence...Tirant son glaive tout en hurlant) il transperce la jeune fille.
Puellam ('jeune fille') est certainement thème comme le prouve la présence de soror ('soeur') dans la phrase précédente: la lecture rhématique [13] est exclue. Dans une théorie plus riche que la nôtre, ce mot n'est pas non plus le 'topique' de l'énoncé. [14] Devine & Stephens, après d'autres, baptisent 'terminal' (tail) ce type particulier de valeur discursive: « (Les terminaux) ont pour fonction d'instancier lexicalement les arguments qui sont obligatoirement projetés[15] mais qui ne sont ni des 'topiques' [16] ni des 'foci'. Ils servent à confirmer les attentes de l'auditeur, ou à rafraîchir sa mémoire concernant des informations anciennes ou inférables. Dans certaines langues, ils se placent en position adjointe finale, en fonction d'antitopique». D'après eux, Puellam jouerait doncici le même rôle discursif que Pierre dans Je ne l'ai jamais vu en colère, Pierre ou à ton père dans Tu lui en veux, à ton père?. Cette valeur rejoint celle proposée par de Jong pour l'exemple précédent.
Mais pour cet exemple également, je maintiens mon interprétation divergente: puellam porte une marque emphatique, qui souligne stylistiquement, je n'ai pas honte de le dire, toute l'horreur du drame qui se joue: transperser la JEUNE FILLE, dont on sait de plus qu'il s'agit de sa soeur !

A suivre...

Notes

[1] Les anglo-saxons emploient plus volontiers l'opposition topic (d'où l'adjectif topical) / comment ou given / new, mais je respecte la règle d'antériorité en usage en paléontologie.

[2] Hanna K. M. Basic Word Order in De Agricultura, PhD, University of Auckland, 2004.p. 163

[3] Le choux serait réchauffant et rafraîchissant, humide et sec, doux et amer, et acide (SGDG).

[4] Ma traduction.

[5] En clair, le mot 'choux' a déjà été employé plusieurs fois dans les phrases qui précèdent immédiatement: En premier lieu, il faut que sachiez combien il y a de sorte de choux, et ce qu'ils sont vraiment. Il ont toutes les qualités qui vous conservent la santé et ils en changent selon la saison, à la fois secs et gorgés d'humidité, et passant de la douceur à l'amertume et à l'acidité.

[6] Jong, J. R. de (1989) The position of the Latin subject in Calboli, G. (ed). (1989) Subordination and Other Topics in Latin, Benjamins, 521-540.

[7] Hanna continue: "De Jong conclut que le fait d'être thème n'est pas en soit un facteur décisif pour la position:Les thèmes continus (continuous Topics) ont tendance à suivre les rhèmes (Focus), tandis que les thèmes initiaux (fronted Topics) les plus constants sont ceux qui coïncident avec une valeur de contraste, qui est lui même un facteur de position (de Jong p.537)". Il me semble qu'il y a un peu de ménage à faire dans les concepts...

[8] Devant la phrase nucléaire.

[9] Autour (et s'opposant pour certains) à L. Rizzi. Je reconnais ici ma dette théorique, qui s'exprime mieux dans mes travaux sur l'intonation du français.

[10] On peut tenter de donner un équivalent français:
(T'imagine,) la console dont tu m'parles, l'année dernière, mille euros, elle valait !
'mille euros' est certainement rhématique et détaché à gauche devant la phrase nucléaire 'elle valait'. La lecture thème de 'la console' est forcée par 'dont tu m'parles', et le syntagme apparaît bien également en tête. Quant au cadre (spatio-)temporel 'l'année dernière', qui (je pense) est discursivement ambigu (rhématique ou thématique), il est également en tête. Concernant l'ordre de ces syntagmes, il ne semble pas très contraint en français:
Mille euros, la console dont tu m'parles, elle valait !
me semble possible (peut être un peu moins bon que l'ordre inverse).

[11] Un mot rapide sur la syntaxe de la phrase latine. Je pose que la phrase nucléaire n'est pas structurée syntaxiquement, à l'instar des syntagmes qui ne le sont pas non plus, comme le montre la possibilité d'hyperbates (enjambements, disjonctions) dont nous verrons des exemples dans un prochain billet. Les différentes positions au sein de la phrase nucléaire sont 'générées à la base' et ne sont donc pas atteintes par des mouvements syntaxiques, y compris les positions post-verbales: les déplacements à droite semblent d'ailleurs mal motivés dans les langues contemporaines (le tout contra Andrew M. Devine & Laurence D. Stephens Latin Word Order - Structured Meaning and Information,O.U.P, 2006). La (les?) position à gauche serait une structure d'adjonction, accessible sans mouvement (éventuellement itérable?), ou alors Spec_CP (la tête C étant vide dans les phrases affirmatives). Les positions à droite ne sont pas des adjonctions. La position du verbe intervient dans le calcul des valeurs discursives des autres éléments phrastiques, mais ne résulte pas d'une contrainte syntaxique forte. Nous discuterons certains de ces points plus tard.

[12] Latin Word Order p. 17.

[13] Ou 'focus' ('foci' au pluriel), dans leur commentaire.

[14] Ce dont parle l'énoncé: c'est ici Horace, le jeune homme, véhiculé par le pronom sujet nul (= inaudible) ('il') requis par verbe.

[15] Présents.

[16] topics = rhèmes.