Au fil de ces billets, nous tentons de rendre compte de l'ordre des syntagmes dans la phrase latine à l'aide des quelques hypothèses suivantes:

La phrase nucléaire complète regroupe autour d'un verbe unique l'ensemble des syntagmes arguments et circonstants.

  1. Le verbe peut débuter ou clore la phrase nucléaire.
  2. Au sein de la phrase nucléaire, le dernier syntagme non verbal est marqué (notamment rhématique): il précèdera donc immédiatement le verbe si celui-ci est en position finale, ou sera le dernier élément de la phrase nucléaire si le verbe est initial.
  3. Dans le cas d'une phrase nucléaire à verbe final, le syntagme marqué PEUT alternativement se placer derrière le verbe, donc en position post-verbale.
  4. Un second syntagme marqué (notamment rhématique) PEUT se positionner immédiatement devant la phrase nucléaire (qui est, de ce fait, incomplète).

S'il y en a, le ou les syntagmes non marqués (notamment thématiques) sont donc en tête de phrase nucléaire, juste après le verbe s'il est en position initiale.

Voici la liste des configurations possibles. Les crochets délimitent la phrase nucléaire. La position des éléments non-marqués est notée Thème1,...,. L'élément marqué au sein de la phrase nucléaire est noté Rhème1. Rhème2 note le second élément marqué devant la phrase nucléaire, les parenthèses soulignant son caractère optionnel.

  1. (Rhème 2) [Thème1,..., Rhème1 Verbe]
  2. (Rhème 2) [Verbe Thème1, ..., Rhème1]
  3. (Rhème 2) [Thème1,..., Verbe Rhème1]

Dans ce cadre, la proposition indépendante suivante est structurellement ambiguë:
(Tab. Sulis 5) Docimedis perdidit manicilia dua
'D. a perdu deux gants' [1]
Elle peut correspondre en effet à

  1. [Docimedis perdidit manicilia dua ] = [Thème1 Verbe Rhème1]
  2. (Docimedis) [Ø perdidit manicilia dua ] = (Rhème 2) [Thème1 Verbe Rhème1]
  3. (Docimedis) [perdidit Ø manicilia dua ] = (Rhème 2) [Verbe Thème1 Rhème1]

en supposant que la position correspondant à Thème1 est vide (Ø) dans les deux derniers cas.
Si l'on considère que l'agent au nominatif est rhématique, on peut éliminer la première structure, où le sujet est thématique.
Mais on ne peut trancher entre phrase nucléaire à verbe final et objet post-verbal (2) et phrase nucléaire à verbe initial (3), qui induisent les mêmes valeurs discursives: agent au nominatif et thème à l'accusatif, tous deux rhématiques.

Si l'on adopte ces hypothèses, on constate tout d'abord que la simple caractérisation syntaxique de cet énoncé comme S V O est insuffisante.
Il faut d'autre part noter que dans deux propositions principales parallèles de la tablette de Hamble, le pronom tibi, très vraisemblablement thématique, apparaît une fois en position pré-verbale et une fois en position post-verbale:
(Hamble) domine Neptune tibi dono hominem [qui...
'Maître Neptune, je vous offre l'homme qui...'
(Hamble) ideo dono tibi Niske et Neptuno vitam ...
'C'est pourquoi je (vous) confie à vous, Niskus, et à Neptune, la vie...'
C'est exactement ce que prévoit les configurations (2) et (3) ci-dessus, selon que le verbe est initial ou final. La capacité à rendre compte de ces deux possibilités nous semble un argument important en faveur des hypothèses structurales retenues.

On remarquera que la configuration à verbe initial
(Rhème2 ) [Verbe Thème Rhème1 ]
est beaucoup plus fréquente dans les tablettes que celle à verbe final: on trouve sept exemples où tibi est postposé au verbe [2], contre un seul (Hamble, ci-dessus) où il est préposé. On doit sans doute ajouter à cette liste les trois cas où un syntagme comportant un possessif thématique, par exemple numini tuo ('ta divinité'), est postposé au verbe.[3]

Il se dégage par ailleurs une régularité très claire: comme nous l'avons vu dans les billets précédent, l'agent au nominatif est très souvent en position pré-nucléaire, alors que le thème à l'accusatif est quasiment toujours en position finale au sein de la phrase nucléaire. Ceci pourrait constituer l'indice de l'émergence d'une 'solidarité' plus grande entre le verbe et son objet qu'entre le verbe et son sujet[4]: le verbe et son objet se placent dans la phrase nucléaire, alors que le sujet est en dehors de la phrase nucléaire.

Mais il reste un petit nombre de cas plus délicats à analyser:
(Tab. Sulis 10) Docilianus Bruceri deae sanctissimae Suli devoveo eum [qui...
'(Moi) D., fils de Br., je voue à la sanctissime déesse Sulis celui qui ...'
Supposer une configuration à verbe final
(Rhème2 ) [Thème Verbe Rhème1 ]
placerait le datif en position thématique, ce qui est en contradiction avec sa valeur rhématique dans d'autres exemples. D'autre part, si on analyse l'agent et le destinataire comme hors de la phrase nucléaire, à l'instar de la formule d'ouverture des lettres, (' D., fils de Br., à à la sanctissime déesse Sulis. Je voue celui qui..'), on s'étonne de l'absence du pronom résomptif tibi dans la principale. Quant à postuler la présence de deux syntagmes pré-nucléaires, cette configuration ne semble pas attestée jusqu'ici.
Un problème similaire se pose dans ce second exemple, où le datif précède cette fois le nominatif:
Uley 55: deo Mercurio Mintla Rufus donavi eos
'(Moi) Mintla Rufus, je les ai confiés au dieu Mercure...'
Si l'on place le datif en position rhématique pré-nucléaire, alors l'agent est thématique, ce qui n'est pas compatible avec de nombreux autres exemples. Sinon, en plaçant le datif hors de l'énoncé ('Au dieu Mercure. Moi, Mintla Rufus, je les ai confiés...'), il manque le pronom résomptif tibi dans la phrase nucléaire.
Il ne semble rester qu'une possibilité pour ces deux exemple: construire l'agent au nominatif comme un vocatif[5], à l'initiale absolue devant le destinataire au datif dans Tab. Sulis 10, et entre le destinataire au datif et la phrase nucléaire dans Uley 55. Le datif se construit alors dans les deux cas en position marquée pré-nucléaire, justifiant l'absence du pronom résomptif tibi. C'est la solution retenue dans nos traductions.
Considérons un dernier exemple:
(Uley 4) Biccus dat Mercurio quidquid perdidit...
'Biccus donne à Mercure tout ce qu'il a perdu...'
la structure pourrait être
(Rhème2 ) [Verbe Thème Rhème1 ]
mais, à nouveau, le datif est thématique.
On peut peut-être suggérer que deux syntagmes rhématiques étaient licites à la fin de la phrase nucléaire [6]
(Rhème3 ) [Verbe Rhème1 Rhème2 ]
mais le caractère isolé de l'exemple n'incite guère à retenir cette possibilité.

Plus généralement, ces exemples pourraient simplement illustrer la difficulté à faire apparaître trois syntagmes rhématiques dans le même énoncé. Il n'y a en effet que deux positions marquées: la position finale devant ou (ici) derrière le verbe dans la phrase nucléaire, et la position prénucléaire. Ceci explique peut-être la diversité des solutions adoptées en ce qui concerne notamment la position de l'allocutaire / destinataire au datif et l'utilisation du vocatif pour l'agent ou le destinataire. On pourrait peut-être aussi plaider que le destinataire est moins rhématique que les deux autres arguments: on peut en effet déduire sa référence (Minerva Sulis à Bath, Mercure à Uley) du lieu de dépot des tablettes. Il serait donc d'avantage susceptible d'apparaître en position thématique, comme dans Uley 4.

Deux conclusions se dégagent de nos hypothèses structurales et discursives: le verbe trivalent à la voix active se trouve très fréquemment à l'initiale de la phrase nucléaire, souvent précédé d'un agent au nominatif, ou de l'allocutaire / destinataire au datif, en position immédiatement pré-nucléaire. Le thème à l'accusatif se place en finale absolue de la phrase nucléaire, précédé le cas échéant des syntagmes thématiques.
Mais ce serait évidemment une erreur de conclure que nous avons ainsi identifié 'le' ou 'les' schémas structuraux et discursifs de la proposition principale latine du latin non littéraire de cette époque. Ces conclusions s'appliquent exclusivement à des verbes actifs à deux compléments, dans le cas où les trois arguments sont (vraisemblablement) rhématiques.
Il serait illégitime et dangereux de généraliser sans enquête supplémentaire à d'autres types de verbes et à d'autres situations discursives...

Notes

[1] L'une des lectures possibles de cette tablette.

[2] Tab. Sulis 38, 43, 60, Caerlon, Old Harlow (Essex) (x2), Hamble.

[3] Tab. Sulis 32, 33, 34.

[4] S'agit-il d'un premier pas vers la structure configurationelle (cf. le premier billet) qui caractérisera les langues romanes ?

[5] Non marqué morphologiquement en -e pour les noms en -us comme dans la langue classique.

[6] Comme nous l'avons déjà proposé pour certains graffiti du Trastavere.